
» Personne, au petit matin, ne redoutait un massacre des hommes par les rivières. Une crue, oui, de l’eau dans les caves. Mais pas ça. »
( Vesdre – éditions de l’Arbre à Paroles / mai 22 )
RENDEZ-VOUS ( présentation, lectures )
- 21 mai 14h : Liège – Librairie Entre-Temps
- 12 juin 14h : Vaux-Sous-Chèvremont ( 29 r. Vallée )
- 26 juillet 12h : Ixelles ( restaurant Il Nobile, place Fernand Koch )
- 11 septembre 14h : Olne – Bibliothèque
- 22 septembre 18h : Liège – Librairie Toutes Directions
VESDRE est en cours d’adaptation théâtrale. Interprété par Sylvain Plouette, mis en scène par Jamil Bahri. Première le 22 octobre 22 à 20h, au centre culturel de Soumagne ( Rue Pierre Curie 46, 4630 Soumagne ) réservations : 04 377 97 07 ( ou luc.baba@hotmail.com )
Extrait :
C’est une eau putride qui roule, aux odeurs de pétrole, de poussière de brique et de boue grasse.
Le plancher de la chambre se met à trembler, il grelote, j’ai peur et je reste là, constatant le désastre par la fenêtre. Est-ce qu’il faut monter jusqu’au toit ? J’ignorais que l’eau pouvait être laide et gronder comme les enfers.
Passe la camionnette blanche du vieux Samuel. Il emportait là-dedans un outil pour chaque chose, chaque petit boulot possible. Ma voiture la suit, puis un âne sur le dos.

Dire le désastre
Un coup de cœur du Carnet
Luc BABA, Vesdre, Arbre à paroles, 2022, 123 p., 14 €, ISBN : 978-2-87406-725-9
Dix mois à peine après les terribles inondations de juillet dernier, voici que nous parvient un texte nourri de ces jours où les rivières et les fleuves ont tué des hommes et détruit des maisons. Luc Baba, qui vit au bord de la Vesdre, a été témoin direct du désastre qu’il nous rend en séquences brèves, tout en finesse. Car le propos d’un écrivain n’est pas de recenser, de documenter un dossier mais de mettre des mots qui suivent au plus près les femmes et les hommes cernés par les flots.
D’abord pour rappeler le plaisir des personnes qui vivent en compagnie de l’eau, qui s’endorment et se réveillent avec son murmure à l’oreille, qui en connaissent la faune et la flore, la lumière et les odeurs. Et qui savent que quelquefois, elle grogne, monte jusqu’à un point donné, puis se retire. Mais cette fois, c’est différent, elle ne s’arrête pas, tous les points de repère sont effacés, il n’y a plus d’électricité, les téléphones sont déchargés, chacun est seul chez soi, sans plus aucun contact direct autre que des visages aux fenêtres. Dans les flots passent des voitures, des objets, des animaux, des arbres. Dans l’esprit de ceux et celles qui attendent, des images défilent, les visages des parents et amis, la crainte du pire, des lambeaux de prières, des souvenirs qui se bousculent. On est sous le toit et on sait que ce qui est en-dessous est déjà perdu, le puzzle qu’on a commencé, la photo encadrée, les livres et les choses que l’on aime. Et on pense à l’après.
Ma vieille maison a son grenier, sous la pente, jonché de souvenirs sauvages, des objets. Les hommes sont des gardiens d’objets. Mais peut-être que ça va changer, peut-être que je vais me détacher des petites pièces, des collections, des miniatures. J’ai un bocal de surprises en plastique, un schtroumpf costaud, une fée avec un tampon, à encre je veux dire, pour imprimer un petit cœur sur du papier. Je vais peut-être devenir un autre, nu.
Viennent enfin les secours, les voix qui rassurent, la chaleur d’une soupe et de la solidarité, le repos des corps. Puis le retour sur les lieux, le constat du désastre, les effluves et la poisse du mazout, l’interminable nettoyage, le dénuement des voisins, le nom de ceux qui ne répondent plus. La vie reprend ses droits, différente.
Discrètement, reprendre pas du bout des cils, avancer d’un seul détail à la fois.
Luc Baba s’était déjà inspiré directement de sa vie dans Chronique d’une échappe belle, où il nous narrait comment il avait surmonté un grave problème de santé. Avec Vesdre, il trouve à nouveau les mots justes, sans emphase, avec une pudeur infinie et un respect absolu. C’est aussi le rôle de l’écrivain que de prêter sa plume pour écrire ce que l’on ne sait dire, et quand on y mêle la poésie, cela devient une précieuse poignée d’humanité qui peut donner la force d’affronter le pire et de se relever.
Thierry Detienne
HOMMAGE aux familles endeuillées par les inondations de juillet 21
( texte inspiré de témoignages reçus, demandé par le DASI et le relais social de Verviers. Lu le 15 juillet 22 en présence des familles et des autorités politiques )
Mon ami, mon frère,
Il pleuvait, l’air de rien. Terrible, l’apocalypse. C’est ce que l’on disait. Partout. L’apocalypse.
L’eau noie le cheval et le pré
L’homme qui veut sauver sa terre
Elle est la vie, le froid, l’enfer, où est le pont de Renoupré ?
Aujourd’hui, il fait beau. Tu sais pourquoi ? Parce que parfois, la vie a le talent et le bon goût de ne pas exagérer.
Il fait beau, oui, de quoi se réjouir. Sourire comme on peut. Tu voudrais une musique, tes voisins préfèrent le silence. Tu voudrais qu’on se souvienne, d’autres aimeraient oublier. Le manque et le chagrin, c’est comme la colère, l’espoir, la prière, c’est tellement intime. Le deuil commun, ça n’existe pas. Pourtant toute la vallée se recueille.
On joue de la harpe, du carillon, de la guitare, on peut choisir des fleurs, peindre des arcs-en-ciel sur les ponts, écrire quelques mots. Et tant pis si les paroles s’en vont comme l’eau sous le pont de Renoupré.
Tu dis : « Le pont, on se demande qui le passera pour nous entendre et nous regarder en face, qui prendra notre colère dans ses bras. »
Oui. On porte sur nos petites épaules un sac de questions sans réponses.
Tu vois, le potager du grand-père ? Il y a semé des fleurs et des légumes qui poussent aujourd’hui sur les berges, à Pepinster, là où on a retrouvé la gentille voisine. Les lilas blancs, ils refleuriront, on ne sait pas où. Mais son potager, le bonhomme, il n’en veut plus. Il dit qu’il n’en a « de quart de ça ». Et quand on lui parle de cultiver l’espoir, il sourit, hausse les épaules. On l’aurait même entendu se demander pourquoi.
L’eau a soulevé la vallée
Coupé le souffle et la lumière
Avalé nos champs, avalé
Ton vélo, ta voix, ton grand-père.
« Pourquoi ? » Cette question qui te réveille la nuit. Pourquoi ils ont fermé les ponts sans nous dire de fuir? Pourquoi le barrage ? Le silence ? Pourquoi l’absence ? Pourquoi tu es parti chercher le pain et le journal ? Ils ont peut-être écrit ton nom sur une page de ce journal que tu ne liras plus ?
Et comment tourner la page ? Monsieur ne parlait pas beaucoup. Les gens sont discrets, par ici. Et madame ? Au salon…
Elle avait presque 60 ans, sa maman 88. C’est important l’âge. Tant d’années d’épreuves traversées. Mais la Vesdre avait une faux ce jour-là. On ne peut pas tout traverser. Personne ne le peut. La rivière a grondé, ça faisait un vacarme ! Elle a piégé des hommes et des femmes, transformé en aquariums des salons et des voitures. Le boucan que ça faisait, ce carnage, puis le silence. Ou la musique.
On écoute encore Dalida aux Surdents. Il y avait ce musicologue aussi, un menuisier musicologue. Ses filles sont des artistes, bien sûr. Ce qu’elles font ? Elles créent de l’émotion, elles sont debout, et elles donnent de la beauté. Ce qui serait bien, c’est que ceux qui nous gouvernent soient des musicologues du cœur des gens, tu vois ? Qu’ils apprennent à entendre et à reconnaître le cœur des gens de la vallée. Ça doit faire partie de leur boulot, non ? À Wegnez, en Pré Javais, et sur le pont de Renoupré.
Le terrain de foot du Pré Javais, lui il connaissait bien, il était arbitre. Il devait connaître MPoku. C’est son quartier, au joueur du Standard, il a inauguré le verger, ici, en 18. Il est fidèle aux rues de son enfance. Il est venu. D’autres aussi, le Roi. Il est venu, il est resté 3 heures, il t’a parlé, il t’a regardé, écouté, et tu sais qu’il était sincère.
Il parait qu’on a vu des bourgmestres avec des bottes et une raclette.
Qu’est-ce qu’on a donné de la raclette, pendant le reste de l’été. L’aide arrivait de partout, ça on s’en souviendra, oui.
Vois tous ceux qui tendent la main
De Flandre, de France ou d’ailleurs
C’est le pont entre les humains
Demain repousseront les fleurs
On finira par chanter de nouveau. « Pour passer le pont il faut être deux, pour bien le passer, il faut y danser. »
Inventer de la joie dans la vallée qui pleure. Chouette projet, non ? Trouver plus de raisons de rire que de raisons de pleurer. Les enfants de la petite école, en Pré Javais, ils ont dessiné la vallée de demain. Les rêves des enfants, c’est des œuvres d’art. Toi, enfant, tu aurais voulu des couleurs et des jeux, et rire quand même.
Les enfants dessinent demain pendant que ça débat à la table, au collège. On parle d’écoquartiers. C’est chouette, un écoquartier, surtout si c’est accessible à tous. Pendant que les enfants dessinent l’avenir, nous fermons les yeux pour nous souvenir ou pour oublier. Fermer les yeux, ça n’empêche pas d’ouvrir le cœur. Et qu’est-ce qu’on pourrait faire de mieux ?
Des milliers d’hommes et de femmes se recueillent aujourd’hui, pour ceux qui demandent la mémoire, et pour ceux qui veulent oublier, pour toi qui voudrais de la musique, pour les voisins qui veulent le silence, pour tous, partout, d’ailleurs ça fait un an qu’on se recueille, pas vrai ? On n’a pas attendu l’anniversaire. C’est peut-être ça, l’âme d’une vallée.
À Trooz, et à Chaudfontaine. Partout. Et sur le pont de Renoupré.
C’est le pont entre les humains.
Demain repousseront les fleurs.
Rêver, ça ne coûte rien. Demande aux enfants de la petite école.
Que la vie les chérisse. Et qu’elle prenne soin de nous tous.
Le pont de Renoupré,
15 juillet 22
Luc Baba